26/04/2020
Entretien | Pour Philippe Moati, économiste à l’Université de Paris et co-fondateur de l’Observatoire Société et Consommation, la crise accentue le clivage entre deux manières de consommer : le « moins mais mieux » d’un côté, et la frustration de ne pas pouvoir consommer ce que l’on veut de l’autre.
Queue à l’entrée d’une grande surface alimentaire à Sochaux, 11 avril 2020• Crédits : Lionel Vadam –Maxppp
Que va changer la crise du Covid-19 à nos manières de consommer ? Pour évaluer la portée de ces changements, L’Obsoco (l’Observatoire Société et Consommation)réalise depuis le début de la période de confinement des enquêtes qualitatives et quantitatives sur ce que consomment les personnes interrogées, mais aussi sur leur rapport à la consommation. Car ce que l’on achète dit beaucoup de ce que l’on est. Dans cette optique, à quoi ressemblera la société de consommation des « jours d’après » ? Entretien avec le co-fondateur de l’Obsoco, professeur d’économie à l’Université de Paris, Philippe Moati.
L’impact de l’épidémie sur les consommateurs• Crédits : Visactu –Visactu
Quelle est la méthode que vous avez mise en place pour observer les comportements de consommation des personnes interrogées ?
Nous avons mis en place un dispositif un peu après le confinement, qui consiste à interroger tous les jours une communauté de consommateurs en ligne. En parallèle, tous les 15 jours, nous réalisons une enquête quantitative. Les questions posées sont assez larges, on travaille beaucoup sur l’imaginaire des répondants, pour en déduire l’évolution des modes de vie et en quoi ces évolutions peuvent affecter les attentes et les comportements des consommateurs. En quoi également elles peuvent se répercuter sur le fonctionnement des marchés de consommation. La difficulté de l’exercice c’est d’arriver à déterminer en quoi ce que nous vivons aujourd’hui peut affecter ce que l’on va vivre demain. Tout l’enjeu, c’est d’essayer de filtrer ce qui est strictement circonstanciel et ce qui pourrait marquer le début d’une inflexion durable des comportements. L’observation de ce qui se passe aujourd’hui, c’est fiable. En ce qui concerne les projections sur l’après, ce ne sont que des hypothèses.
Quels enseignements peut-on d’ores et déjà tirer ?
Cette enquête nous apprend qu’aujourd’hui nos consommations sont totalement atypiques, avec une ligne de fracture très nette entre ceux qui subissent une forte dégradation de leurs revenus (30% des personnes interrogées disent souffrir d’une baisse de moyens) et les autres, qui continuent de gagner leur salaire d’avant. Sans doute y-a-t-il un biais cognitif dans ces réponses, car si l’on ressent nettement la baisse de revenus, on a souvent plus de mal à considérer l’impact positif sur nos budgets de la baisse de la consommation. Il faudra donc voir à plus long terme le solde du compte en banque. Cela dit le choc économique lié au Covid-19 touche inégalement la population française : ce sont les plus modestes qui en pâtissent le plus, ceux qui, par exemple, ne peuvent pas télétravailler. Cette première inégalité aura probablement des conséquences par la suite, car elle se couple avec des comportements consuméristes clivés, là encore. Passées les premières semaines de confinement, où on a assisté à un effet de sidération, on commence à voir qu’une partie de la population, celle qui regroupe plutôt les CSP , disposant notamment d’un fort capital culturel, associe cette crise du Covid-19 à une crise plus générale, environnementale, qui serait celle du capitalisme néolibéral. Cette partie de la population prolonge ou accentue des comportements déjà présents avant la crise : consommer moins mais mieux. Quelque part, ils se réjouissent d’être confrontés à une sobriété forcée qui leur permet de consommer avec une certaine conscience politique. Ils fréquentent les commerces de proximité ou les magasins de producteurs, à la fois par contrainte et par choix. La crise est, pour eux, l’occasion d’un passage à l’acte, une sorte de justification par la gravité de la situation du discours « il faut changer le monde ». Attention, ce mouvement s’était déjà bien amplifié en 2019, il se voit donc conforté.
Et pour les catégories de population moins favorisées ?
De manière moins formalisée, moins clairement exprimée, on observe une sorte de « ventre mou » de la société française, qui commence à renouer avec les vieilles habitudes consuméristes, notamment via internet. Ces personnes recommencent à acheter des choses non essentielles en ligne, et surtout commencent à ressentir la frustration de ne pas pouvoir consommer comme elles en avaient l’habitude. Celles-là attendent la fin du confinement comme une opportunité de retrouver la vie d’avant. Et cette partie de la population est en moyenne plus touchée par la crise économique. Cela laisse à mon avis présager une tension particulière chez ces personnes, qui en temps normal ont déjà une orientation consumériste plus forte, sans toujours avoir les moyens de satisfaire cette pulsion d’achat. Elles risquent de se retrouver dans la configuration où, frustrées de ne pas avoir pu consommer comme elles le voulaient, elles vont avoir envie de se rattraper. Sauf que leur situation économique sera très dégradée, donc la frustration risque de s’intensifier. D’autant plus si la crise économique est violente et s’installe dans la durée. On risque alors d’assister à l’exacerbation de la tension entre un vouloir d’achat et un pouvoir d’achat qui ne sont pas au diapason. C’est exactement ce qui avait provoqué le mouvement des « gilets jaunes ». Personnellement, je pense que cette crise va accélérer la division de la société en deux parts pas du tout égales : ceux qui vont vouloir accélérer la transition vers autre chose et ceux qui ont hâte de retrouver le monde d’avant, avec toutes les frustrations que cela risque d’engendrer, frustrations qui seront causées par la crise économique et ses conséquences sur les plus modestes.
Concernant les canaux d’achats, l’e-commerce va-t-il sortir encore plus fort qu’avant de cette crise ?
C’est sûr. Et le grand vainqueur du e-commerce dans cette crise, c’est l’e-commerce alimentaire, qui commençait à sortir de sa torpeur, mais qui avait quand même du mal à décoller en France. Les achats de nourriture en ligne ont explosé, les chiffres sont impressionnants, via notamment le drive ou la livraison à domicile. Avec à la clé le recrutement de nouveaux clients qui n’avaient pas l’habitude de consommer ainsi et qui vont certainement observer que c’est un mode d’achat très pratique. Évidemment, c’est aussi par crainte d’aller dans les magasins (les hypers notamment souffrent beaucoup de cette crainte), mais nul doute que la pratique va rester. C’est d’ailleurs une chance pour les distributeurs physiques, ceux qui disposent déjà d’un bon réseau de magasins et qui peuvent fournir la demande en ligne, car l’e-commerce alimentaire, c’est le point faible d’Amazon.
Sur tout le reste du commerce via internet, c’est Amazon qui rafle le gros du marché (NB : selon des résultats publiés avant la décision du tribunal de Nanterre demandant à l’enseigne de restreindre ses activités). C’est la prime à l’opérateur le plus fiable en temps de crise, du fait de sa logistique à toute épreuve et du nombres de ses références (251 millions). Plus largement, les grands gagnants de cette crise, ce sont les géants du numérique, et leur hégémonie est un risque pour nos souverainetés, j’ai eu l’occasion de l’exprimer dans une tribune récente.
Pourtant, on a l’impression que le commerce de proximité a retrouvé du souffle !
Effectivement, les enquêtes de conjoncture notent un mouvement massif vers le commerce de proximité. Mais quand on demande aux gens pourquoi ils privilégient ces commerces, la plupart mentionnent le fait que « c’est plus facile, et plus sûr » sanitairement parlant. Les gens ont moins peur d’aller dans des petits commerces que dans des grands hypers en ce moment. Des hypers dont l’effondrement de la fréquentation (nonobstant la crise sous-jacente dont souffre le modèle) est conjoncturel. Quand la crise sera passée, les hypers vont retrouver une partie de la clientèle perdue. Je ne vois pas, dans la hausse actuelle de la fréquentation des petits commerces, une rupture de fond.
Quid du « consommer moins mais mieux » qui semblait s’amplifier ces dernières années ?
Dans toutes nos enquêtes, nous essayons d’analyser le rapport du répondant à la consommation, en lui demandant de choisir entre quatre propositions dont celle du « consommer moins mais mieux ». Effectivement, le choix de cette proposition a augmenté de 10 points entre 2015 et 2019, passant de 26 à 36%, avec une forte accélération sur l’année 2019. Cela s’est fait en parallèle avec la prise de conscience des enjeux environnementaux, du fait qu’on ne peut pas continuer à consommer comme avant. Beaucoup de gens se disent prêts à consommer autrement, on l’a vu en particulier sur le secteur du textile. Donc oui, cette crise peut relancer encore la dynamique du « moins mais mieux. » En outre le confinement est propice à l’introspection, à la réflexion, au bilan, et je ne serais pas étonné qu’au moins pour une partie de la population, il y ait une révision de la hiérarchie des priorités de consommation. Finalement, beaucoup se rendent compte qu’avoir du temps pour soi, à passer avec ses proches, à s’adonner à ses passions, aux loisirs, c’est peut-être plus important que travailler comme une bête pour avoir de l’argent qu’on dépense bêtement. Donc il n’est pas impossible que cette période, qui a été une période où on a pris le temps de réfléchir au sens de la vie, accentue une dynamique qui était déjà sous-jacente. Nos études antérieures notaient toutes très nettement le désir d’un ralentissement. Là, le ralentissement est certes forcé, mais ceux qui confinent dans de bonnes conditions en tirent aussi aussi les bénéfices. Cela dit, il ne faut surtout pas occulter le fait que l’hyper consommation et ses valeurs restent très importantes dans une partie de la population.
La consommation « made in France » va-t-elle sortir renforcée de cette période de confinement ?
C’était une tendance déjà présente et elle risque de se renforcer. L’année dernière par exemple, on avait proposé dans une enquête des modèles de société idéale, à laquelle les Français pourraient aspirer. On avait observé que la société écologique, décroissante, l’emportait très nettement. Elle séduisait, et c’est intéressant à noter, essentiellement par les modes de vie et de consommation qui lui étaient associés. Mais non loin derrière, on observait la montée de l’aspiration à une société identitaire, sécuritaire. Pour en revenir au « made in France » ou « made in local », on retrouve ces deux motivations : à la fois l’envie de revenir sur une mondialisation dont les effets écologiques sont catastrophiques (la mondialisation étant vraiment mise au ban des accusés dans toutes nos enquêtes) mais aussi de privilégier des entreprises nationales ou locales, par patriotisme ou réflexe identitaire. Donc le « made in France » constitue en cela un socle solide, parce qu’il répond à différentes motivations et peut réunir des populations finalement assez hétérogènes dans leurs idéaux, qui se rejoignent dans cette attraction vers le local, la proximité, les circuits courts etc. Je pense que c’est un terreau intéressant pour les politiques.
Finalement, l’enseignement de la période que nous traversons, en termes d’habitudes de consommation, c’est un approfondissement de clivages qui étaient déjà à l’oeuvre plutôt qu’un changement de braquet.
Oui, on peut le résumer ainsi. Je crois qu’on a un double clivage qui risque de s’accentuer dans les années à venir, surtout quand la crise économique aura pris le pas sur la crise sanitaire. D’un côté, une avant-garde nourrie – on ne parle pas là de groupuscule, c’est une partie substantielle de la population – très volontaire pour accélérer la transition à tous les niveaux et notamment en termes de consommation, qui a la certitude d’avoir raison, qui a sa bonne conscience pour elle. Et de l’autre côté, ce ventre mou, moins structuré, qui formalise moins sa vision du monde, qui reste attaché au monde d’hier et qui va trépigner de ne pas pouvoir y accéder comme avant. Et cette tension forte entre ces deux mondes risque à mon avis de générer des troubles sociaux. D’autant que les premiers regardent les seconds d’en haut.
On a du mal à saisir le positionnement des politiques : prévoyant un « monde d’après » qui doit être différent, et en même temps faisant tout pour que l’économie reparte comme avant.
En effet, il y a là un enjeu de temporalité. Dans le court terme on a besoin d’un retour de la consommation, à condition évidemment que l’offre puisse y répondre. Mais si on ne change rien dès maintenant, on va, peut-être, réussir à relancer le système économique, sans rien changer sur le fond. D’où l’idée que certains expriment, et qui à mon avis mérite d’être étudiée, de la distribution de pouvoir d’achat, via la « monnaie hélicoptère » (expliquée ici par l’une des ses principales promotrices). Ce concept de distribuer directement et sans contreparties la monnaie d’une Banque centrale aux citoyens pour faire augmenter la dépense et soutenir la demande globale, pourrait être intéressant s’il était fléché. Une monnaie hélicoptère sélective. Il ne faudrait pas donner à tout le monde pour qu’il achète n’importe quoi mais peut être flécher l’usage qu’on pourrait faire de ce pouvoir d’achat ainsi distribué. On ferait d’une pierre deux coups : stimuler la demande, mais la stimuler dans des secteurs qui ne seraient pas trop perméables aux importations, pour en augmenter l’efficacité économique. Et dans des secteurs privilégiant un modèle de consommation plus vertueux sur un plan environnemental. On en parle beaucoup de cette monnaie hélicoptère, mais on parle assez peu du fait qu’il faudrait la flécher. À titre d’exemple, les librairies, qui ont beaucoup souffert et qui sont un des secteurs du commerce les plus fragiles en termes financiers, pourraient se voir renforcer par des bons d’achats qui seraient distribués aux consommateurs et qu’ils ne pourraient dépenser que dans les librairies. C’est anecdotique mais c’est l’idée : ce serait un usage intelligent et réfléchi de cette monnaie hélicoptère, si toutefois le gouvernement décidait d’aller dans cette direction. D’ailleurs, le projet initial mobilise plus la BCE que les gouvernements.
Qu’est-ce que les Français ne peuvent plus consommer aujourd’hui, mais qu’ils sont pressés de consommer, dès la fin du confinement ?
Nous avons posé cette question, et la première et principale réponse ce sont les restaurants et les bistrots. De façon générale, tout ce qui a rapport à la convivialité, c’est très net. Ce secteur devrait repartir sans trop de problèmes. La culture en revanche vient très loin derrière et concerne globalement beaucoup moins de gens. Ce qui est intéressant, c’est que le commerce est très bien placé. Les gens ont envie de se remettre à fréquenter « leurs » hypermarchés, de pouvoir faire du shopping, cela se classe assez haut dans la hiérarchie des priorités, à part peut-être les centres commerciaux, qui ne sont pas souvent cités. Donc on retrouve cette ambiguïté, ou pour le dire autrement, il y a de fortes chances que cette crise ne fasse qu’accélérer ce qu’on avait déjà observé par le passé. Avec ce grand écart entre deux fractions de la population.
L’image des marques auprès des consommateurs• Crédits : Visactu –Visactu
Est-ce que la vision qu’ont les consommateurs des grands acteurs économiques va évoluer ?
Oui, il y a un autre clivage qui risque de s’accentuer : celui entre la plus grande partie de la population, sans distinction, et les grands acteurs de l’offre, grandes marques ou grandes enseignes de la distribution et même plus largement les grands acteurs de l’économie et de la politique. On a en effet, dans notre enquête, posé des questions sur la confiance et il est intéressant de voir que globalement, le niveau de confiance s’améliore et de façon spectaculaire pour la grande distribution, envers laquelle il y avait beaucoup de défiance. Mais quand viendra le temps d’œuvrer ensemble à la résolution de la crise, il y a fort à parier que cette défiance revienne, surtout si les grandes entreprises ne prennent pas leur part dans la restauration de l’équilibre, si elles ne prennent pas en charge une partie des coûts de cette crise.Je pense qu’il y a un vrai défi pour ces entreprises, si elles ne veulent pas subir à nouveau de défiance. Il faut qu’elles montrent qu’elles œuvrent elles aussi pour le bien commun. À cet égard, je pense que la question de la distribution des dividendes va se poser avec une forte acuité. Également celle du statut de l’entreprise, de sa raison d’être, de sa mission. On ne pourra plus s’accommoder d’entreprises qui tournent essentiellement pour le compte de leurs actionnaires. Au risque d’aller vers une crise sociale forte. Car le point qu’on mentionnait plus haut, à savoir cette envie d’une partie de la population de consommer sans en avoir les moyens, face à un monde de l’économie qui donne l’air de tourner pour lui, tout cela se mêle pour ressembler fortement à ce qui avait mené à la crise des « gilets jaunes ». Je crains vraiment que cela ne resurgisse si les entreprises ne comprennent pas l’enjeu de l’époque que nous traversons.
Sur la responsabilité sociale et sociétale des entreprises, là encore, un travail avait été amorcé : cette crise ne peut-elle pas être un facteur d’accélération ?
Difficile de répondre. Carrefour, par exemple, s’était doté d’une raison d’être (et a décidé d’abaisser les salaires de ses dirigeants pendant deux mois, par solidarité), quand Sanofi ou Vivendi annoncent que les dividendes seront versés aux actionnaires, des dividendes encore plus importants que l’année dernière. Ces deux derniers exemples sont la preuve d’une incapacité à comprendre le sens de l’histoire. Alors que la période appelle à faire corps, à donner le sentiment qu’entreprises et population font front commun, chacun en fonction de ses possibilités. Il est très important de jouer collectif, c’est même un des socles de la modernité occidentale, cette idée que le progrès économique engendre le progrès social. Or depuis plusieurs décennies désormais, on en doute : on a l’impression que les entreprises roulent pour elles-mêmes, qu’elles se fichent éperdument du bien commun, et qu’au contraire elles ont plutôt un effet négatif sur le collectif. Cette idée-là n’est plus possible. La crise a accéléré la prise de conscience de la nécessité de travailler tous dans la même direction, la nécessité que les entreprises se remettent au service du bien commun.